Le 1er février 2010, le célèbre groupe de presse états-unien a diffusé, en interne, signée de John Bellando, le directeur financier, une note de service que s'est procuré The New York Post. Cette note informait les employés de la création d'un système anti-fraude — « Fraud reporting Hotline —, une appellation pudique pour signifier que le tuyau de délation était ouvert aux employés afin qu'ils dénoncent leurs collègues indélicats.
La « Fraud reporting Hotline » invite le personnel à dénoncer… pardon à communiquer, à la direction tout ce que des collègues pourraient faire d'illégal au sein de l'entreprise comme : « communiquer des informations exclusives, tripatouiller la comptabilité, commettre des irrégularités et des falsifications, le vol de biens, de service, voire de cash ».
Keith J. Kelly, l'auteur de l'article du New York Post, prend la peine de préciser que cela concerne tout autant le hacking (voir plus bas) que des remises discount non autorisées sur les prix pratiqués dans la boutique Condé Nast.
Joint par The New York Post, John Bellando s'est défendu : « La fraude est préjudiciable à l'entreprise, et donc à chacun d'entre nous. »
Préjudiciable surtout à son propriétaire, et aussi président du groupe Advance Publication — dont dépend Condé Nast — le richissime Samuel Irving Newhouse Jr., 83 ans et toujours aux commandes.
Pour l'anecdote, quand on pose à celui-ci la question : « Quel est le but et quelle est la vocation de son groupe ? » Il répond sur le ton de l'évidence, même s'il s'y glisse un peu de provocation : « Make money ». « gagner de l'argent ».
A ce jour , les premiers résultats du dispositif de surveillance réciproque entre salariés sont plutôt maigres : un employé de la boutique Wired, sis à New York, a été licencié et un autre, juste suspect, serait sous le coup d'une enquête pour avoir « touché » 10 000 $ en espèces pour « des conseils ». Pas de quoi fouetter un chat.
Keith J. Kelly. « Condé Nast creates employee fraud hotline ». The New York Post, 2 février 2010.
[Ci-dessus Samuel Irving Newhouse Jr.]
La délation en entreprise : une pratique légale aux Etats-Unis
Aux Etats-unis, ce dispositif de délation, avec pour objectif de pointer les actes véritablement délictueux, au sein de l'entreprise est parfaitement autorisé depuis la loi Sarbanes-Oxley (Sarbanes-Oxley Act ou SOX, loi adoptée en 2002) — et son article 301 —, votée à la suite des nombreux scandales financiers à la charnière des années 2000, comme le scandale Enron.
Précision, elle concerne les entreprises cotées.
La SOX, bien entendu, ne se résume pas à ce seul élément, mais s'inscrit dans un cadre général qui a pour but une meilleure gouvernance et surtout une plus grande transparence afin que les actionnaires et les investisseurs puissent contrôler, in fine, la réalité financière de l'entreprise dans laquelle ils ont investie. Soit une forme d'audit.
En outre, cette loi a une valeur d'extraterritorialité. Ce qui signifie que des entreprises états-uniennes basées à l'étranger peuvent, selon le droit états-unien, s'en prévaloir partout où elles exercent leur activité. La France s'est doté, en 2003, d'une loi qui va dans le même sens que la SOX, la LSF, loi de sécurité financière.
A contrario, les entreprises étrangères implantées sur le sol américain sont soumises à l'application de la loi Sarbanes-Oxley et non à leur législation d'origine.
En France, en 2005, la Cnil s'était fermement opposée à deux projets de délation en entreprise, ceux de Mc Donalds France et CEAC (Compagnie européenne d'accumulateurs). Là encore, les entreprises, selon la novlangue managériale, avaient utilisé pour le mouchardage entre collègues d'un euphémisme : « ligne éthique ».
On peut imaginer, en France, comme ailleurs, les problèmes de dénonciation calomnieuse qui pourraient être induits par ce type de législation, d'autant que celle-ci repose sur l'anonymat de ses « informateurs ».
La dénonciation calomnieuse, en France, tombe sous le coup de l'article 226-10 du Code pénal, article qui inclut les dénonciations en entreprise. Elle est punie de cinq ans d'emprisonnement et 45 000 euros d'amende.
The New York Post, une feuille peu reluisante
Bien que l'information concernant la création de la hotline de délation interne soit avérée, le fait qu'elle soit diffusée par le New York Post ne manque pas d'être paradoxal.
En effet, The New York Post, qui appartient au groupe News Corp (Rupert Murdoch), adopte, en général, une ligne éditoriale plutôt populiste et racoleuse, du genre tabloïd, à la fois par son format (pour l'édition papier évidemment) et pour ce que cela signifie de tapageur et de recherche du scandale.
Ce titre n'hésitant pas à tomber dans le nauséabond, pour ne pas dire plus, comme en février 2009, lorsqu'il avait publié un dessin sujet à interprétations et qui avait créé la polémique outre-Atlantique.
Le dessin du cartoonist Sean Delonas (dont les cibles habituelles sont les gays et lesbiennes, les noirs et les démocrates) montrait des policiers qui tiraient sur un singe, et l'un deux disait : « Ils devront trouver quelqu'un d'autre pour écrire le prochain projet de relance. » Nombreux furent ceux qui y virent une allusion au président Barack Obama, allusion raciste à peine voilée. Le tollé fut tel que la direction du New York Post dut présenter ses excuses.
Cela étant précisé, et même si on éprouve un certain malaise à citer cette source (reprise par de nombreux journaux et sites aux Etats-Unis), sur le fond, il reste qu'en termes d'image, la démarche de Condé Nast ressemble à une belle boulette, d'autant plus dommageable qu'elle émane d'un groupe de presse qui sait d'habitude très bien communiquer. En outre, cette attitude ne cadre pas avec le positionnement haut de gamme et de qualité de ses titres qui ont pour nom : Vogue, GQ, Glamour, Vanity Fair, Gourmet, Wired, The New Yorker… Avec à leurs têtes des journalistes de renom comme Graydon Carter (Vanity Fair) ou la très redoutée Anna Wintour (Vogue). En somme, un mystère.
La morale de l'histoire : Condé Nast s'est fourvoyé dans cette mise en place d'une « Fraude reporting hotline », Condé Nast devient aux yeux de l'opinion, selon un jeux de mots facile : « Condé Nasty ». (« Condé déplaisant, méchant, horrible »)
Crise économique et harcèlement des salariés
Le New York Post a enfoncé le clou dans un autre article moqueur, dans lequel la direction de Condé Nast était comparée à la série télévisée Les Experts.
A cela — encore un cran plus bas — dans l'édition du 8 janvier 2010, le New York Post, toujours sous la plume de Keith J. Kelly, a « révélé » (« Condé Nast boob-job exec is gone in a flash ») qu'une employée du magazine Brides (groupe Condé Nast) a été licenciée sans indemnité pour avoir montrer sa poitrine à deux collègues féminines, pour « authentifier » les résultats d'une opération de chirurgie esthétique. L'employée a porté plainte contre Condé Nast, en précisant que la scène avait eu lieu dans son bureau fermé ("It was within the confines of my office, behind closed doors").
The New York Post insiste sur le harcèlement dont serait l'objet les employés de Condé Nast après l'arrêt de plusieurs titres en 2009. Or, l'information venant d'un titre de News Corp (propriété de Rupert Murdoch, qui ne passe pas pour un patron « progressiste »), nous sommes en droit de nous interroger sur les intentions. Comme on le dit dans les milieux sportifs : « The New York Post marque Condé Nast à la culotte. » Nous sommes loin de la confraternité de rigueur (et de façade ?) de la presse française.
The New York Post a beau jeu de dénoncer la situation interne du groupe concurrent. En effet, Condé Nast, qui a connu une sombre année 2009 — son bilan annuel s'est soldé par l'arrêt de six magazines et près de 400 licenciements, semble s'enfoncer encore un peu plus dans le marasme en ce début de 2010.
La publicité a chuté de 30 % depuis le début janvier 2010 sur l'ensemble des titres et une nouvelle vague de licenciements est à prévoir. Le PDG du groupe, Chuck Townsend, a adressé une note, le 5 mars 20010, aux employés de Condé Nast dont le titre est déjà un programme : « Managing through Challenging Time » (« Manager par temps difficile »). Mémo à la fois lénifiant et lourd de menace sur le plan social. Entre les lignes, on peut lire les futurs licenciements, voire l'arrêt de titres pas assez rentables.
Voir le mémo de Chuck Townsend dans un article de Peter Kafka: « Condé Nast CEO Chuck Townsend to the Troops : Keep your Heads up, and Your Expenses Down ». En somme le mot d'ordre est : « gardez la tête haute et dépensez moins ».
Les hackers au cœur de l'affaire de la hotline de Condé nast
Pour expliquer la création de la hotline (« Fraud reporting hotline ») les dirigeants de Condé Nast se retranchent derrière une affaire (réelle) de hacking dont ses titres ont été la cible en novembre 2009.
En effet, Condé Nast incrimine un hacking de ses principaux titres, pour avoir retrouvé sur imagebarn.com, puis Bayimg.com (le site d'hébergement d'images de The Pirate Bay) des photos exclusives, en particulier des couvertures comme celles de GQ de décembre 2009 [ci-contre, avec Barack Obama, président des Etats-Unis], avant parution, mais cela concerne aussi Vogue, Teen, Brides, Glamour, Lucky et Wired. Il s'agit donc bien d'une attaque en règle.
Une plainte fédérale a d'ailleurs été déposée dans l'Etat de New York. Or, le ou les hackers n'ont pu être identifiés, c'est pourquoi la plainte est portée contre John Does 1-5, l'équivalent en France d'une plainte contre X.
A la fin décembre 2009, un juge fédéral assignait AT&T et Google à délivrer les identités des hackers.
Enfin, au-delà de ce qui ne s'apparente pas à une simple anecdote, et sans vouloir verser a tout prix dans la théorie du complot, ce hacking ressemble fort à une tentative de déstabilisation. On peine à comprendre les enjeux.
[Ci-dessus, une des couvertures piratées avec Barack Obama]
La plainte de Condé Nast déposée devant le tribunal fédéral de New York. (cliquer sur « Full screen » pour voir le document en plein écran.)
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