24/03/2010

Rainbow FlagBarack Obama veut abroger la loi qui discrimine gays et lesbiennes dans l'US Army

Dans son discours sur l'état de l'Union, prononcé le 27 janvier 2010, le président des Etats-unis, Barack Obama, a rappelé sa volonté d'abroger la loi connue sous le nom : « Don't Ask, Don't Tell » — « Ne demandez-pas , n'en parlez-pas » — qui interdit aux militaires états-uniens, gays et lesbiennes, de dévoiler leur « inclination » sexuelle sous peine d'être exclus de l'armée. Barack Obama souhaitait ainsi respecter une des promesses de sa campagne présidentielle de 2008.


Barack Obama s'exprime sur sa volonté d'en finir avec « Don't Ask, Don't Tell »
. Discours sur l'état de l'Union. 27 janvier 2010. [Au premier rang, à gauche, uniforme sombre, on reconnaît l'amiral Michael Mullen, puis en gros plan Robert Gates, secrétaire à la défense]



Les sénateurs démocrates états-uniens se mobilisent

En marge du combat pour la réforme de la santé voulue par Barack Obama, Joe Lieberman (sénateur indépendant, Connecticut), Le 3 mars 2010, a déposé devant le Sénat un projet de loi — Military Readiness Enhancement Act of 2010 — appuyés par Carl Levin (parti démocrate, Michigan) ainsi que par douze sénateurs démocrates*. Le projet propose l'abrogation pure et simple de « Don't Ask, Don't Tell », de façon que soit instaurée une politique de non-discrimination sur l'orientation sexuelle dans les forces armées. Ainsi, cette « loi du silence » imposée aux gays et aux lesbiennes dans l'armée sera levée et mettra fin à un climat de suspicion réciproque préjudiciable pour les uns comme pour les autres.
Nombreux sont les vétérans gays qui déclarent qu'ils ont risqué leur vie aux cotés de leurs camarades, mais que la loi crée un fossé entre eux et que cette loi engendre pour certains une honte secrète. Le témoignage
de Rob Smith dans The Huffington Post , vétéran gay de la guerre en Irak et journaliste, éclaire parfaitement et brillamment le sujet : « Military Leader Memo : Your Gays Soldiers are no Longer Worthless ».
Depuis le 2 février 2010, le Sénat avait entrepris ses premiers travaux et auditions sur cette réforme législative, d'autant plus épineuse, que les Etats-Unis sont engagées dans deux guerres, en Irak et en Afghanistan, conflits sur lesquels le parti républicain s'appuie pour contester la réforme.


Extraits en images des auditions du Sénat des Etas-Unis sur « Don't ask, Don't Talk »

Le 9 mars 2010, neuf autres sénateurs démocrates ont rejoint la coalition anti-DADT. Parmi eux, John Kerry, candidat malheureux à la présidentielle de 2004 contre George Bush et vétéran du Vietnam, qui a publié une tribune remarquée sur le site des vétérans d'Irak et d'Afghanistan, Vet Voice : « Republicans Attack Military Leadership to defend ban on Gays ».


Une précision : le Sénat vote les lois fédérales, avec la chambre des représentants, lois applicables sur tout le territoire des Etats-Unis. A l'heure actuelle (mars 2010), il se compose de 57 démocrates, 41 républicains et 2 indépendants.


Cette proposition de loi, un peu passée inaperçue, car, parallèlement le Congrès se déchiraient depuis de nombreux mois autour de la réforme de la santé (The Health Care Reform Bill), enfin adoptée le 21 mars 2010, revêt un caractère particulier dans le contexte états-unien. En effet, en 2010, dans ce pays, modèle revendiqué de démocratie, l'homosexualité pose encore un problème à une partie conséquente de la société. Comme le souligne le sénateur Ted Kaufmann (Delaware) sur sa page Internet du Sénat : dans vingt-neuf états, en 2010, si l'on est homosexuel(le) on peut être licencié en toute légalité, ou presque.

En effet, le Non-Discrimination Act de 1994, n'inclut pas l'orientation sexuelle dans les cas de discrimination et dans certaines entreprises des LGTB
(Lesbian, Gay, Bisexual and Transgendered People) se sont ainsi vu licencier. La fin de DADT pourrait ouvrir des perspectives du côté des droits civiques dans l'entreprise pour les LGTB. C'est du moins la perspective tracée par Rea Carey, directrice exécutive de la National Gay and Lesbian Task Force, qui l'exprime dans une déclaration faisant suite au discours sur l'état de l'Union de Barack Obama du 27 janvier 2010. « Task Force responds to president Obama… ».

* Mark Udall (Colorado), Kirsten Gillibrand (New York), Roland Burris (Illinois), Jeff Bingaman (Nouveau-Mexique), Barbara Boxer (Californie), Ron Wyden (Oregon), Patrick Leahy (Vermont), Arlen Specter (Pennsylvania), Jeff Merkley (Oregon), Dianne Feinstein (California), Al Franken (Minnesota) et Benjamin Cardin (Maryland).


le Capitole à Washington, Etats-UnisCarl Levin, un coup de semonce à l'ouverture des auditions au Sénat

Le sénateur démocrate du Michigan, Carl Levin, Chairman of the Armed Services Committee (président du comité des services armés du Sénat), un poste-clé, a tenu à rappeler, le 2 février 2010, dans son discours d'ouverture, qu'un récent sondage Gallup révélait que 69 % des personnes interrogées aux Etats-Unis soutenaient le fait que des gays et des lesbiennes puissent servir dans l'armée.
Dans ce même discours, il en appelait à la fin de la ségrégation qu'instaure « Don't Ask, Don't Tell », loi qui concernerait environ 66 000 militaires. Chiffre évidemment approximatif étant donné le contexte.
Par ailleurs, entre 13 000 et 14 000 militaires, ont été chassés de l'armée à cause de cette même loi depuis 1993. Situation que déplore le sénateur Carl Levin, arguant qu'ils auraient pu servir utilement leur pays dans un contexte aussi critique pour les Etats-Unis.

Rien qu'en 2009, selon le Pentagone, 428 militaires ont été renvoyés à cause de leur orientation sexuelle, chiffre en baisse par rapport à 2008, qui s'élevait à 619.

Cette déclaration liminaire de Carl Levin illustrait à la fois la position des partisans de l'abrogation mais aussi, a contrario, celle de ses opposants. En effet, le sénateur du Michigan fait habilement litière des arguments des adversaires de l'abrogation qui allèguent que la suppression de la loi entraînerait, entre autres, un problème de cohésion au sein des forces armées états-uniennes, et que le moment pour s'attaquer à cette loi est mal choisi, eu égard à la situation politique et militaire que traverse le pays. Sur le premier point, Carl Levin avance que de nombreuses armées dans le monde n'ont aucune loi discriminante vis-à-vis de l'intégration des homosexuel(le)s dans leur rang et qu'il n'y a de problèmes ni majeurs… ni mineurs du point de vue de ce que l'on attend d'une force armée sur un théâtre d'opération.

Le représentant du Michigan au Sénat s'en tient, dans son argumentation, à une position pragmatique voire « technique », et ne s'engage pas sur le terrain de la morale comme certains conservateurs confessionnels qui invoquent la morale judéo-chrétienne et en appellent au strict respect des valeurs héritées de la Bible.


Ajoutons, pour être juste, qu'il ne faut pas cacher que l'abrogation de
DADT pour certains de ses partisans répond avant tout à un calcul pratique comme l'exprime le sénateur Mark Udall. Il remarque que dans son état, le Colorado, des soldats et des aviateurs se retrouvent à servir plus longtemps que prévu sur le théâtre d'opération (jusqu'à cinq tours de service) et que dans la situation présente il faut faire preuve d'efficacité en abrogeant la loi qui empêche le recrutement de femmes et d'hommes qui pourraient apporter leur compétence à la nation… Ou quand les droits individuels rencontrent l'intérêt du pays.

L'amiral Michael Mullen monte sur le pont

Les résistances restent nombreuses au sein des représentants politiques, pas seulement républicains, puisqu'un premier projet de réforme de la loi avait été rejeté en mars 2009 à la chambre des représentants avec l'apport de certaines voix démocrates.

C'est pourquoi, l'amiral Michael G. Mullen, le plus haut responsable de l'armée états-unienne (Chairman of Joint Chiefs of Staff) — promu, précisons-le, sous l'administration Bush — a défendu en personne son point de vue qui se confond avec celui de l'administration Obama. Il a affirmé dès le début de son audition que, personnellement, il considérait l'abrogation de la loi de 1993 comme une bonne chose. Certains sénateurs républicains,
comme le sénateur de l'Alabama, Jeff B. Sessions, l'ont attaqué sur le fait qu'il ne pouvait effectivement que parler en son nom propre et non pas au nom de tous les militaires et que son discours était partial et tentait d'influencer l'opinion et le vote des sénateurs.
L'amiral Michael Mullen a répondu qu'il faisait confiance aux membres des forces armées « qui sauront s'adapter aux nouvelles dispositions ». Pour lui, le problème vient plutôt des politiques.




Quelques anciens hauts responsables de l'armée, sans représenter la majorité de celle-ci, se sont déclarés favorables à l'abrogation de la loi. Ainsi des généraux Colin Powell et John Salikashvili (un des prédécesseurs de l'amiral Michael Mullen au poste de Chairman of Joint Chiefs of Staff — 1993-1997) qui avaient été les artisans de « Don't Ask, Don't Tell » en 1993. John Salikashvili s'était longuement exprimé dans le Washington Post, en juin 2009, sur l'abrogation qui lui semblait une mesure inévitable :
« Gays in the Military : Let the Evidence Speak »


Robert Gates, secrétaire à la défense des Etats-UnisRobert Gates dit le cunctator

A ce stade des procédures, rien n'est joué.

Robert Gates (ci-contre), le secrétaire à la défense — lui aussi issue de l'administration républicaine, pendant le mandat de George Bush… et de la CIA dont il fut le directeur de 1991 à 1993 — bien qu'acquis à la réforme, il n'en prône pas moins la temporisation (cunctator en latin signifie le « temporisateur », surnom donné à
Fabius Maximus Verrucossus Quintus, vainqueur des Carthaginois au cours des guerres puniques).

Robert Gates propose de ne rien précipiter — en somme de laisser du temps au temps — car il craint qu'une décision hâtive ne puisse redonner des arguments aux républicains. Ensuite, qu'un tel changement doit d'abord être expliqué et compris de tous, de l'armée d'abord, et de la nation ensuite. Robert Gates insiste sur le respect des règles de droit et de la procédure qui devrait décourager toute opposition à la démarche du gouvernement Obama.

Robert Gates, légaliste, a adressé une lettre aux principaux responsables de l'administration concernés par l'abrogation de la loi. Il leurs demande d'apporter leurs observations et leurs recommandations, mais aussi
qu'ils déterminent, dans le cadre des forces armées, les répercussions que cela entraînera sur la formation, sur le recrutement, sur le maintien en poste, sur la cohésion, voire sur la réforme éventuelle du code de la justice militaire, etc.

C'est pourquoi, le Pentagone va réfléchir et examiner
la question du strict point de vue juridique et envisager la façon dont la nouvelle loi sera appliquée. Robert Gates a chargé de cette mission délicate, Jeh Charles Johnson, le juriste à la tête de l'Office of the Department of Defense General Counsel (bureau juridique du secrétariat à la défense) et le général Carter Ham, commandant en chef des troupes états-uniennes en Europe.
Source : « US Military Ban on openly Gay personnel 'should end' ». BBC News

Dans le même temps, une des principales organisations non gouvernementales de vétérans gays, Servicemembers United, apportait sa contribution en publiant un plan et des recommandations pour l'abrogation de DATD (« Securing legislative repeal of "Don't Ask, Don't Tell" in 2010 »,
rédigé par son directeur exécutif Alexander Nicholson et le contre-amiral Alan Steinman.
Servicemembers United ouvrait, également, le 10 mars 2010, un forum — The Open Strategy Forum on DADT — sur la question sur son site.


Les anti-abrogation de « Don't Ask, Don't Tell » ne désarment pas

Ils sont légion au sein du parti républicain états-unien. En 2008, la question DADT figurait déjà au menu des primaires du parti. De John McCain (sénateur de l'Arizona) à Michael Huckabee (gouverneur de l'Arkansas), un temps, favori des républicains, tous s'étaient déclarés contre la réforme de la loi.
John McCain — lui-même ancien militaire, vétéran de la guerre au Vietnam et candidat malheureux face à Barack Obama à l'élection présidentielle de 2008 — s'en tient à une position qui consiste à dire : « Si cette loi n'est pas parfaite, elle a été efficace » (en quoi ? mystère).
Depuis, il ondoie un peu. Sa position pouvant s'infléchir, ne serait-ce que lorsqu'il déclare que « si on lui prouve que cette solution [l'abrogation] est bonne pour les Etas-Unis, il y souscrira ». Pas sûr que dans son parti, cette voie soit envisagée par tous pour régler la question.

De plus, la donne politique états-unienne risque de changer, après la victoire
de Barack Obama, qui a finalement réussi à faire adopter sa loi sur la santé puis la perspective des élections de mi-mandat (midterm election) qui se tiendront le 2 novembre 2010. Les positions républicaines devraient se durcir en période électorale. Car l'abrogation de DADT soulève déjà d'autres questions dans l'opinion publique conservatrice comme celle du « mariage homosexuel » envisagé en contexte militaire.

William Kristol, éditorialiste du Weekly StandartLe néoconservateur, William Kristol (ci-contre), fondateur du Weekly Standard et éditorialiste influent, lui, reste sur une position intangible. Il dénonçait, le 8 février 2010, résumant la pensée de nombreux conservateurs, dans un article « Don't mess with Success », l'inscription inopportune dans l'agenda politique de la suppression de « Don't Ask, Don't Tell» et le dogmatisme et les vues purement théoriques dont fait preuve Barack Obama dans cette affaire.
William Kristol assène aux partisans de l'abrogation, qui mettent en avant le respect des droits fondamentaux des individus, que servir l'armée n'en fait pas partie (« There is no basic right to serve in the military »). Mais l'argument central demeure que menant « héroïquement » deux guerres, l'armée états-unienne n'est pas en mesure d'accepter une telle réforme qui suppose une révolution sociologique et un profond changement de mentalité
, auxquels la majorité des militaires n'est pas prête.

Plus violemment encore, on se souvient qu'en 2007, Le général Peter Pace — le prédécesseur de l'amiral Michaël Mullen au poste de Chairman of Joint Chiefs of Staff — déclarait, au Chicago Tribune, qu'il considérait l'adultère et l'homosexualité comme des conduites immorales. De sorte, qu'il ne souhaitait pas — au cas où les politiques abrogeraient DADT — cautionner, ce qui a ses yeux restait, même légalisée, comme immorale.
« I believe that military members who sleep with other military members’ wives are immoral in their conduct, and that we should not tolerate that. I believe that homosexual acts between individuals are immoral, and that we should not condone immoral acts. »

militaire contre Don't Ask, Don't Tell« Don't Ask, Don't Tell » en 1993… ou courage, fuyons ?

Cette loi, votée en 1993, pendant le mandat de William Clinton, incarnait, pour certains, un progrès et pour d'autres un compromis boiteux. En effet, sous réserve de silence sur leur orientation sexuelle, l'intégration dans les forces armées devenait possible aux gays et lesbiennes. William Clinton usait d'une demi-mesure, car le clivage sur cette question dépassait les appartenances politiques : démocrates vs républicains. Cette loi pouvait apparaître aussi, à certains observateurs, comme exemplaire de l'irrésolution, qui devait marquer, en certains domaines, les mandats de William Clinton.

Dans ce cas précis, et donnons quitus au président: car si majoritairement les républicains étaient contre l'évolution de la loi,
au moins 45 % des démocrates allaient dans le même sens. William Clinton ne pouvait donc pas compter sur une majorité pour aller plus loin dans sa volonté de libéralisation.

Depuis, le paysage s'est modifié. La position de principe de certains représentants a évolué, même au sein du parti républicain. Une étude
(Most Favor Gays Servant Openly) du think tank Pew, en 2009, donnaient à 45 % les républicains acquis à l'idée que des gays puissent servir dans l'armée. Avec parfois des disparités importantes selon les composantes du parti.
Dans la catégorie républicain conservateur 37 % sont en faveur des gays et lesbiennes dans l'armée et 57 % y sont opposés. Mais chez les républicains modérés et libéraux, il y a 62 % en faveur et seulement 30 % opposés. L'évolution des chiffres depuis 1993-1994 vers l'acceptation des gays et lesbiennes dans l'armée Etats-unienne, sans que leur orientation sexuelle fasse problème, suit la même courbe que celle de l'opinion de la population générale. Un signe.

Compléments en images (3 vidéos)


Un reportage complet de la chaîne PBS sur les débats au Sénat des Etats-Unis au sujet de DADT






Aubrey Sarvis, représentant du servicemembers legal defense network, gay et ex-militaire qui a servi en Corée, face au pasteur Peter Sprigg, porte-parole du Family Research Council. Un bon résumé de ce qui oppose les deux parties. (Pour anglophones)




Pour finir, une note d'humour un peu caricatural; mais pour les républicains des Etats-Unis plutôt un cauchemar


09/03/2010

le siège de Condé Nast à New YorkCondé Nast lance sa hotline de délation

Le 1er février 2010, le célèbre groupe de presse états-unien a diffusé, en interne, signée
de John Bellando, le directeur financier, une note de service que s'est procuré The New York Post. Cette note informait les employés de la création d'un système anti-fraude — « Fraud reporting Hotline —, une appellation pudique pour signifier que le tuyau de délation était ouvert aux employés afin qu'ils dénoncent leurs collègues indélicats.

La « Fraud reporting Hotline » invite le personnel à dénoncer… pardon à communiquer, à la direction tout ce que des collègues pourraient faire d'illégal au sein de l'entreprise comme : « communiquer des informations exclusives, tripatouiller la comptabilité, commettre des irrégularités et des falsifications, le vol de biens, de service, voire de cash ».


Keith J. Kelly, l'auteur de l'article du New York Post, prend la peine de préciser que cela concerne tout autant le hacking (voir plus bas) que des remises discount non autorisées sur les prix pratiqués dans la boutique Condé Nast.

Joint par The New York Post, John Bellando s'est défendu : « La fraude est préjudiciable à l'entreprise, et donc à chacun d'entre nous. »

Préjudiciable surtout à son propriétaire, et aussi président du groupe Advance Publication — dont
dépend Condé Nast — le richissime Samuel Irving Newhouse Jr., 83 ans et toujours aux commandes.
Pour l'anecdote, quand on pose à celui-ci la question : « Quel est le but et quelle est la vocation de son groupe ? » Il répond sur le ton de l'évidence, même s'il s'y glisse un peu de provocation : « Make money ». « gagner de l'argent ».

Samuel Irving Newhouse jr. propriétaire de Condé NastA ce jour , les premiers résultats du dispositif de surveillance réciproque entre salariés sont plutôt maigres : un employé de la boutique Wired, sis à New York, a été licencié et un autre, juste suspect, serait sous le coup d'une enquête pour avoir « touché » 10 000 $ en espèces pour « des conseils ». Pas de quoi fouetter un chat.

Keith J. Kelly. « Condé Nast creates employee fraud hotline ». The New York Post
, 2 février 2010.

[Ci-dessus Samuel Irving Newhouse Jr.]


La délation en entreprise : une pratique légale aux Etats-Unis


Aux Etats-unis, ce dispositif de délation, avec pour objectif de pointer les actes véritablement délictueux, au sein de l'entreprise est parfaitement autorisé depuis la loi Sarbanes-Oxley (Sarbanes-Oxley Act ou SOX, loi adoptée en 2002) — et son article 301 —, votée à la suite des nombreux scandales financiers à la charnière des années 2000, comme le scandale Enron.
Précision, elle concerne les entreprises cotées.

La SOX, bien entendu, ne se résume pas à ce seul élément, mais s'inscrit dans un cadre général qui a pour but une meilleure gouvernance et surtout une plus grande transparence afin que les actionnaires et les investisseurs puissent contrôler, in fine, la réalité financière de l'entreprise dans laquelle ils ont investie. Soit une forme d'audit.

En outre, cette loi a une valeur d'extraterritorialité. Ce qui signifie que des entreprises états-uniennes basées à l'étranger peuvent, selon le droit états-unien, s'en prévaloir partout où elles exercent leur activité. La France s'est doté, en 2003, d'une loi qui va dans le même sens que la SOX, la LSF, loi de sécurité financière.
A contrario, les entreprises étrangères implantées sur le sol américain sont soumises à l'application de la loi Sarbanes-Oxley et non à leur législation d'origine.

En France, en 2005, la Cnil s'était fermement opposée à deux projets de délation en entreprise, ceux de Mc Donalds France et CEAC (Compagnie européenne d'accumulateurs). Là encore, les entreprises, selon la novlangue managériale, avaient utilisé pour le mouchardage entre collègues d'un euphémisme : « ligne éthique ».
On peut imaginer, en France, comme ailleurs, les problèmes de dénonciation calomnieuse qui pourraient être induits par ce type de législation, d'autant que celle-ci repose sur l'anonymat de ses « informateurs ».
La dénonciation calomnieuse, en France, tombe sous le coup de l'article 226-10 du Code pénal, article qui inclut les dénonciations en entreprise. Elle est punie de cinq ans d'emprisonnement et 45 000 euros d'amende.



entrée du siège de News Corp à New YorkThe New York Post, une feuille peu reluisante

Bien que l'information concernant la création de la hotline de délation interne soit avérée, le fait qu'elle soit diffusée par le New York Post ne manque pas d'être paradoxal.

En effet, The New York Post, qui appartient au groupe News Corp (Rupert Murdoch), adopte, en général, une ligne éditoriale plutôt populiste et racoleuse, du genre tabloïd, à la fois par son format (pour l'édition papier évidemment) et pour ce que cela signifie de tapageur et de recherche du scandale.
Ce titre n'hésitant pas à tomber dans le nauséabond, pour ne pas dire plus, comme en février 2009, lorsqu'il avait publié un dessin sujet à interprétations et qui avait créé la polémique outre-Atlantique.

Le dessin du cartoonist Sean Delonas (dont les cibles habituelles sont les gays et lesbiennes, les noirs et les démocrates) montrait des policiers qui tiraient sur un singe, et l'un deux disait : « Ils devront trouver quelqu'un d'autre pour écrire le prochain projet de relance. » Nombreux furent ceux qui y virent une allusion au président Barack Obama, allusion raciste à peine voilée. Le tollé fut tel que la direction du New York Post dut présenter ses excuses.

Cela étant précisé, et même si on éprouve un certain malaise à citer cette source (reprise par de nombreux journaux et sites aux Etats-Unis), sur le fond, il reste qu'en termes d'image, la démarche de
Condé Nast ressemble à une belle boulette, d'autant plus dommageable qu'elle émane d'un groupe de presse qui sait d'habitude très bien communiquer. En outre, cette attitude ne cadre pas avec le positionnement haut de gamme et de qualité de ses titres qui ont pour nom : Vogue, GQ, Glamour, Vanity Fair, Gourmet, Wired, The New Yorker… Avec à leurs têtes des journalistes de renom comme Graydon Carter (Vanity Fair) ou la très redoutée Anna Wintour (Vogue). En somme, un mystère.

La morale de l'histoire : Condé Nast s'est fourvoyé dans cette mise en place d'une « Fraude reporting hotline », Condé Nast devient aux yeux de l'opinion, selon un jeux de mots facile : « Condé Nasty ». (« Condé déplaisant, méchant, horrible »)


couverture de Brides, janvier 2010Crise économique et harcèlement des salariés

Le New York Post a enfoncé le clou dans un autre article moqueur, dans lequel la direction de Condé Nast était comparée à la série télévisée Les Experts.
A cela — encore un cran plus bas — dans l'édition du 8 janvier 2010, le New York Post, toujours sous la plume de
Keith J. Kelly, a « révélé » (« Condé Nast boob-job exec is gone in a flash ») qu'une employée du magazine Brides (groupe Condé Nast) a été licenciée sans indemnité pour avoir montrer sa poitrine à deux collègues féminines, pour « authentifier » les résultats d'une opération de chirurgie esthétique. L'employée a porté plainte contre Condé Nast, en précisant que la scène avait eu lieu dans son bureau fermé ("It was within the confines of my office, behind closed doors").

The New York Post
insiste sur le harcèlement dont serait l'objet les employés de Condé Nast après l'arrêt de plusieurs titres en 2009. Or, l'information venant d'un titre de News Corp (propriété de Rupert Murdoch, qui ne passe pas pour un patron « progressiste »), nous sommes en droit de nous interroger sur les intentions. Comme on le dit dans les milieux sportifs : « The New York Post marque Condé Nast à la culotte. » Nous sommes loin de la confraternité de rigueur (et de façade ?)
de la presse française.

The New York Post a beau jeu de dénoncer la situation interne du groupe concurrent. En effet, Condé Nast, qui a connu une sombre année 2009 — son bilan annuel s'est soldé par l'arrêt de six magazines et près de 400 licenciements, semble s'enfoncer encore un peu plus dans le marasme en ce début de 2010.

La publicité a chuté de 30 % depuis le début janvier 2010 sur l'ensemble des titres et une nouvelle vague de licenciements est à prévoir. Le PDG du groupe, Chuck Townsend, a adressé une note, le 5 mars 20010, aux employés de Condé Nast dont le titre est déjà un programme : « Managing through Challenging Time » (« Manager par temps difficile »). Mémo à la fois lénifiant et lourd de menace sur le plan social. Entre les lignes, on peut lire les futurs licenciements, voire l'arrêt de titres pas assez rentables.

couverture de GQ, décembre 2009Les hackers au cœur de l'affaire de la hotline de Condé nast

Pour expliquer la création de la hotline (« Fraud reporting hotline ») les dirigeants de Condé Nast se retranchent derrière une affaire (réelle) de hacking dont ses titres ont été la cible en novembre 2009.
En effet, Condé Nast incrimine un hacking de ses principaux titres, pour avoir retrouvé sur imagebarn.com, puis Bayimg.com (le site d'hébergement d'images de The Pirate Bay) des photos exclusives, en particulier des couvertures comme celles de GQ de décembre 2009 [ci-contre, avec Barack Obama, président des Etats-Unis], avant parution, mais cela concerne aussi Vogue, Teen, Brides, Glamour, Lucky et Wired. Il s'agit donc bien d'une attaque en règle.

Une plainte fédérale a d'ailleurs été déposée dans l'Etat de New York. Or,
le ou les hackers n'ont pu être identifiés, c'est pourquoi la plainte est portée contre John Does 1-5, l'équivalent en France d'une plainte contre X.

A la fin décembre 2009, un juge fédéral assignait AT&T et Google à délivrer les identités des hackers.

Enfin, au-delà de ce qui ne s'apparente pas à une simple anecdote, et sans vouloir verser a tout prix dans la théorie du complot,
ce hacking ressemble fort à une tentative de déstabilisation. On peine à comprendre les enjeux.


[Ci-dessus, une des couvertures piratées avec Barack Obama]


La plainte de Condé Nast déposée devant le tribunal fédéral de New York.
(cliquer sur « Full screen » pour voir le document en plein écran.)